ɑ̃sɑ̃blə ʒeɔɡʁafik
exposition du 17/06 au 28/11/2023
au Cyel (la Roche/Yon)

Dans le jardin de pierres, sur ɑ̃sɑ̃blə ʒeɔɡʁafik de Danny Steve
Texte critique de Emmanuel Rabu

Plan de l’exposition

Partition graphique


(dessins des lycéens agrandis sur papier calque)

Rêve circulaire




Perception géographique

Contemplation du fracas
(céramiques des élèves du Cyel)


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Dans le jardin de pierres, sur ɑ̃sɑ̃blə ʒeɔɡʁafik de Danny Steve

Les grecs attribuaient à Anaximandre la première carte du monde habité . C’est à lui aussi qu’on attribue l’invention du gnomon, l’intuition de l’évolution des espèces et l’utilisation de l’écriture en prose , c’est-à-dire le passage d’une découpe de la phrase indépendante de la syntaxe à un continuum — comme si à une représentation du monde distanciée de la perception à hauteur d’homme ne pouvait coïncider qu’un flux. En français, le pied, le comptage des syllabes et l’enjambement ajoutent encore à l’analogie, les outils corporels de la locomotion et d’appréhension du monde ne peuvent pas être y associés à une vision cosmologique.

L’écriture phonétique avance le son des mots au détriment de leur hiérarchie, de leurs étymologies. ɑ̃sɑ̃blə ʒeɔɡʁafik est une exploration des strates de la zone critique . L’effacement de la graduation qu’annonce son titre concerne ses formes, ses disciplines et ses protagonistes.

ɑ̃sɑ̃blə ʒeɔɡʁafik est composé de cinq zones, comme un ensemble de paysages : partition graphique, rêve circulaire, écho, contemplation du fracas et perception géographique.

Deux d’entre elles montrent des pièces de Danny Steve uniquement, trois autres un travail des étudiants à partir de ses pièces et l’inverse.

À l’exception d’un édredon tectonique brodé à la main, de poufs et d’un lithophone, toutes les pièces sont suspendues ou accrochées en hauteur, fixées au mur. C’est un traitement aérien, suspendu du minéral. Mais il y a d’autres manières d’y déjouer la massivité de la pierre : le mouvement et le son, dans les deux vidéos de l’exposition et dans les actions performatives auxquelles, par sa partition et ses outils (des instruments), elle invite — et dont elle garde les traces sous la forme d’autres vidéos ou de gravats.

L’exposition s’ouvre sur une partition, graphique — à la notation de dessins de pierres Sheet music. En face d’elle, sur le mur, Chuchotement rocheux, une reproduction de ces dessins, chacun d’eux grossi sur un papier calque froissé, l’ensemble animé par deux ventilateurs. Ces deux pièces, la partition à interpréter, elle-même composition à partir du travail des étudiants, et la seconde, réinterprétation de la première, inaugurent la composition en rebonds de l’exposition, en bandes de billard.

La deuxième zone, rêve circulaire, est la zone la plus référentielle et réflexive. Des disques bombés blancs sophistiqués, Lunes, évoquent la surface de la lune et le drapé antique. Leur place, accrochés au mur, sur un dégradé de gribouillages / griffonnages gris évoquent incidemment la salle du Louvre peinte par Cy Twonbly, toujours pétri de références antiques mais qui a substitué à ses barbouillages un grand plafond bleu et des cercles astraux.

Ensuite deux pièces d’un dispositif vernien, une vidéo Ovni à la manière d’un jeu d’aventure/exploration ou d’une simulation Google Map de la surface anthropisée de la Terre vers son centre imaginaire et une cible en tissu fin, une coupe transversale de la planète, faite de cercles concentriques dont le cercle central, bleu, est peut-être ce lac qu’Axel Lidenbrock et son oncle découvrent dans Voyage au centre de la Terre.

« La mer ! m’écriai-je.
—  Oui, répondit mon oncle, la mer Lidenbrock ; et, j’aime à le penser, aucun navigateur ne me disputera l’honneur de l’avoir découverte et le droit de la nommer de mon nom ! »
Une vaste nappe d’eau, le commencement d’un lac ou d’un océan, s’étendait au delà des limites de la vue. Le rivage, largement échancré, offrait aux dernières ondulations des vagues un sable
fin, doré et parsemé de ces petits coquillages où vécurent les premiers êtres de la création. »

À côté, une vidéo de stromatolites dont le tremblement ténus des pixels associé à une musique industrielle est une amplification du travail de chantier des bactéries.

Dans la quatrième zone, à l’opposé de la partition graphique : contemplation du fracas : une montagne d’étagères ikea sur lesquelles reposent des céramiques : des pierres brisées et au sol, une autre disposition de pierres : un lithophone .

Dans la dernière zone, une réinterprétation d’un vers d’Éluard, La Terre est bleue comme une pelure d’orange : quatre planisphères, dont les formes évoquent peut-être aussi des graffitis ou des monstres : des représentations décentrées de la Terre, un miroir négatif de notre ethnocentrisme.
L’exposition se clôt par une série Résidence EDF de gouaches de paysages, peintes en voiture. Le mouvement, induit par celui de la voiture, dessine des paysages mobiles de montagne et de pylônes.


Dans Le jardin de pierre, un yonkoma de Sazae san, Sazae et son mari, sont devant un jardin de pierre, notice explicative à la main, un peu dubitatifs sur la manière d’interpréter ce sable ratissé et ces pierres. Dans la deuxième case, leur attention est détournée par deux hommes, le premier, dans le style artiste, moustache, béret, pipe, veste à carreaux (un homme avisé) s’adresse au second, un vieux monsieur, longue barbe blanche, en kimono et tabi (un sage). Dans la troisième case, le vieil homme répond — indistinctement, mais le mari de Sazae dresse l’oreille. Et dans la dernière case, il restitue le dialogue : le premier a demandé où était les toilettes, ce à quoi le vieil homme a répondu qu’il n’était pas du coin.

ɑ̃sɑ̃blə ʒeɔɡʁafik est un ensemble d’une grande richesse de procédés, de formes et de notions, quelque part entre Jules Verne et Théophraste, Roger Caillois et le Ryōan-ji, Le Trésor de la Sierra Madre , Throbbing Gristle et les voyages de Starfleet.

Comme dans Le jardin de pierre, il est question d’interprétation, d’à priori, de relativisme perceptuel, de défiance vis-à-vis de ce qui fait autorité, de contemplation, d’intervention réparée et d’exploration fut-elle immobile.

« Au prytannée de Cyzique était conservée la pierre fugitive qui servit d’ancre aux Argonautes. Elle s’en échappait si souvent qu’il fallut la sceller avec du plomb. »
Roger Caillois, Pierres, Gallimard, 1966

Emmanuel Rabu, octobre 2023